CHAPITRE VIII

Même jour, 12 : 00

La douleur tira le professeur Krasbaueur de l'inconscience. Il s'assit brusquement et voulut porter les mains à son visage qui le brûlait atrocement, mais quelqu'un, saisissant ses poignets, l'en empêcha.

— Tout doux, prof, dit la voix d'Andy Sherwood.

Les ténèbres étaient si profondes qu'elles ne pouvaient avoir une origine naturelle. En dépit de la souffrance qui le ravageait, cette souffrance qui embrasait sa face, le vieil homme conservait l'esprit vif et alerte qui le caractérisait. Et il n'avait pas oublié les circonstances dans lesquelles il avait perdu connaissance.

— Je suis aveugle, c'est cela ? demanda-t-il avec précipitation.

Il avait l'impression que des milliers d'aiguilles chauffées à blanc s'enfonçaient dans ses lèvres, et il dut se retenir pour ne pas hurler. Il n'avait jamais connu rien de tel, pas même lorsqu'il avait plongé la main par accident dans une cuve d'acide.

— Eh bien, on peut le formuler comme ça, répondit Andy d'un ton qui se voulait léger, mais qui ne parvenait à exprimer qu'une sourde angoisse.

— Dites-moi la vérité !

L'aventurier fit claquer sa langue en signe de résignation.

— Vous n'avez plus d'yeux, prof. Plus de peau sur le visage non plus. Et puisque vous tenez à le savoir, vous n'êtes vraiment pas beau à voir — mais je suppose que vous vous en doutiez déjà. Pour ne rien arranger, vous avez reçu une très forte dose de radioactivité... Non, ne parlez pas ! Inutile de vous faire du mal. Je vous ai administré deux ampoules de scorpiol et un bon paquet d'analgésiques qui ne devraient pas tarder à faire effet. Ça devrait vous permettre de tenir jusqu'à ce que nous rejoignions le Maraudeur...

Krasbaueur hocha imperceptiblement la tête. Le scorpiol, médicament découvert dans le courant du XXIe siècle en étudiant la fantastique résistance aux radiations que présentaient les scorpions[19], lui donnait de bonnes chances de survie, mais il avait néanmoins besoin d'une décontamination totale — que seul le bloc médical de l'astro-cargo était en mesure d'effectuer.

— Cela dit, nous avons un problème, intervint Kaxang. Nos communicateurs ont été déréglés par la proximité de l'explosion et l'ouragan radioactif que nous avons essuyé. Nous n'avons plus aucun moyen d'avertir le Maraudeur que nous voulons remonter à bord.

— Où... sommes-nous ? articula le professeur.

— Dans une grotte à flanc de montagne, à une trentaine de kilomètres de l'astroport. Et il ne reste que cinq heures avant le début de l'offensive contre la Confédération.

La situation était claire, songea Krasbaueur. Le succès de l'opération était fortement compromis — et lui-même allait très vraisemblablement mourir dans un

proche avenir, peut-être même avant que les croiseurs géants des Batoogshans ne s'envolent pour aller semer la mort et la destruction au sein de la Confédération terrienne. Par bonheur, la quantité massive d'analgésiques que Sherwood lui avait injectée commençait à agir, et la souffrance avait notablement diminué, libérant l'esprit du professeur du carcan dans lequel elle l'avait enserré depuis son éveil douloureux.

— Il nous faut... un émetteur, souffla-t-il.

— Chuck est parti essayer d'en trouver un, répondit Andy. Mais entre nous, ça m'étonnerait qu'il y réussisse. (Il respira bruyamment.) Vous devriez vous allonger, professeur. Moins vous vous fatiguerez, plus longtemps vous tiendrez le coup.

Le vieil homme haussa les épaules.

— Je vais mieux, maintenant. (Il tendit la main en avant, la paume vers le haut.) Donnez-moi votre communicateur.

L'aventurier s'exécuta avec un grognement. Le professeur referma les doigts sur le petit émetteur-récepteur et en défit le capot d'un geste précis. Puis, sans hésiter, il débrancha la micropile d'alimentation et commença à palper les composants soudés sur le circuit imprimé.

— Vous ne trouverez rien, dit Sherwood. Nous avons déjà regardé et...

— Je pense que c'est le processeur principal qui a lâché, coupa Krasbaueur, qui se sentait maintenant tout à fait en forme. Ces communicateurs ont ceci de particulier qu'ils émettent un faisceau directionnel, d'une étroitesse extrême — ce qui permet d'éviter que leurs émissions soient détectées. La destination du faisceau en question, dans notre cas est bien évidemment le Maraudeur ; celui-ci émet en effet périodiquement un signal de repérage codé qui, une fois déchiffré par le processeur grâce à un algorithme donné, indique au communicateur les coordonnées d'arrivée voulues.

— Vous voulez dire que la partie émettrice fonctionne toujours, mais qu'elle ne sait plus... eh bien, où donner de la tête ? demanda Sherwood.

— Exactement. Si vous effectuez un branchement, à l'aide d'un simple fil de cuivre, entre la borne que voici et le transistor que voilà, votre communicateur deviendra un simple émetteur-récepteur. Nous pourrons contacter le Maraudeur, mais en contrepartie, toutes les stations de détection de la planète vont nous repérer instantanément.

— Quelle importance, puisque nous serons téléportés à bord dès que Red aura reçu notre appel ? intervint Kaxang, dont Krasbaueur n'avait pas senti la présence jusque-là. Donnez-moi ce communicateur, professeur. J'en ai pour une minute à brancher cette dérivation.

Krasbaueur lui tendit l'appareil, puis s'allongea précautionneusement. Après lui avoir restitué sa lucidité en neutralisant ses souffrances, les analgésiques avaient entrepris de l'assommer de leur matraque chimique. Ce n'était pas plus mal, en un sens : la perspective de mourir était devenue si proche qu'il commençait à craindre de devoir la regarder en face.

— Je crois que je vais somnoler un peu, soupira-t-il.

Un instant plus tard, il dormait à poings fermés.

 

 

12 : 42

Le Maraudeur n'était plus qu'à quelques centaines de milliers de kilomètres de Batoog, mais rien n'indiquait qu'il eût été repéré par les détecteurs de la planète. Les féroces batraciens ne disposaient donc pas du matériel nécessaire pour percer le champ déflecteur qui entourait l'énorme astro-cargo.

Forts de cette constatation, Red Owens et William Baker, après concertation, avaient décidé d'aller inspecter les abords de l'astroport au-dessus duquel la Maraude-3 avait été détruite, en vue de rechercher d'éventuels survivants. Et lorsque Crayola leur avait fait remarquer que Gédéon s'en occupait en ce moment même, les deux amis lui avaient répondu, en un étrange numéro de duettistes, qu'ils n'avaient qu'une confiance limitée dans les capacités de FIA.

— Dans combien de temps arriverons-nous ? s'enquit Jaïlana, qui occupait le fauteuil où siégeait en temps ordinaire Kaxang.

Elle avait passé les trois dernières heures à compléter par hypnopédagogie en narcose profonde les rudiments d'astrogation que lui avait appris le N'Gharien au cours des derniers mois. En raison de l'état d'alerte maximale que vivait le vaisseau, il n'était pas question de distraire de son poste un seul homme d'un équipage déjà handicapé par l'absence de l'astrogateur et du second officier ; Owens avait donc pris la décision de confier à la cosmonaute fadama la supervision des calculs de trajectoire, tâche dont elle semblait s'acquitter à merveille. Tout comme son amant terrien, elle avait l'astronautique dans le sang.

— D'ici une heure, je pense, répondit le colosse rouquin. La traversée de l'atmosphère sera très délicate, en raison de la surveillance dont les abords de Batoog sont l'objet. Il nous faudra utiliser nos générateurs et nos propulseurs à très bas régime, afin de laisser une signature thermique la plus proche possible de celle du milieu ambiant. Par bonheur, les puissants moteurs gravito-magnétiques dont nous disposons permettent la pénétration en douceur dans le puits de gravité d'une planète. Le frottement sera réduit au minimum et réchauffement produit ne devrait pas dépasser trois ou quatre degrés.

Jaïlana demeura un instant silencieuse. Red l'observa, toujours aussi séduit et attendri par son profil élégant et la courbe baignée d'ombre de sa mâchoire. Elle possédait décidément le visage le plus séduisant sur lequel il eût jamais posé les yeux. Lorsqu'il avait pris la décision de l'emmener avec lui, il n'était pas certain de l'aimer, mais à présent, il savait que c'était le cas. Et son cœur d'ours timide et mal léché fondait un peu plus chaque fois qu'il songeait à elle. Au fond de lui, le commandant avait toujours été un grand sentimental.

— Quel dommage que le Maraudeur ne soit pas équipé de propulseurs aninertiels, comme les navettes 3 et 4, observa enfin la Fadama, tout à la fois rêveuse et inquiète. Cela nous aurait permis de nous rendre sur place en un clin d'œil...

Baker entra d'un pas nerveux dans le poste de pilotage. Ses cheveux humides indiquaient qu'il venait de prendre une douche. Il portait une combinaison matelassée pourvue d'une cagoule souple ; un respirateur pendait sur sa hanche gauche et l'étui d'un tétaniseur sur la droite.

— Rien de neuf ? demanda-t-il. Je viens de passer voir nos alliés batoogshans et je crains qu'ils ne commencent à donner des signes d'agitation. Ils risquent de devenir difficiles à gérer si nous ne leur donnons pas très vite un adversaire à combattre.

— Pourquoi ne pas les armer et les téléporter sur l'un des objectifs retenus ? interrogea Jaïlana. Ce serait toujours ça qui ajouterait à la confusion régnant en bas...

— Il est trop tard. En outre, la disparition de la Maraude-3 nous oblige à changer nos plans. Les cibles secondaires sont désormais sans importance. Envoyer Hulk et sa bande sur l'une d'elles constituerait un véritable gaspillage. Mieux vaut attendre que la situation s'éclaircisse.

Red acquiesça, pensif. A l'origine, les Batoogshans recrutés par Baker et Crayola devaient être réexpédiés sur leur planète équipés d'armes et d'appareils terriens, avec pour mission de s'infiltrer à l'intérieur du Haut Etat-Major. Il était désormais peu probable qu'ils réussissent à atteindre leur objectif — capturer et neutraliser le stoolz en personne —, mais cela n'aurait eu guère d'importance, en fait, puisque leur véritable rôle aurait alors essentiellement consisté à semer la confusion parmi les militaires de haut grade qui dirigeaient la planète.

Une diversion, en quelque sorte.

Quoi qu'il en fût, cette partie de l'opération était désormais annulée, tant à cause de la destruction de la Maraude-3 que de l'inquiétant silence de Ronny Blade. En un sens, Red Owens n'en était pas mécontent : l'idée de sacrifier une dizaine de vies — même celles de batraciens quadrumanes — avait, dès le début, suscité en lui un certain malaise. Il en allait de même pour ses compagnons — y compris Andy, malgré les allures de foudre de guerre qu'il voulait bien se donner —, et tous avaient approuvé avec soulagement l'annulation de l'attaque-suicide contre le stoolz et son entourage.

Crayola apparut à son tour sur la passerelle. Toute vêtue de noir, elle portait, comme Jaïlana, un gant unique qui montait au-dessus de son coude droit, à cette différence près que celui de la cosmonaute était de couleur rouge. C'était ainsi que les prêtresses guerrières de Fadam, dont l'empire nomade était tombé en lambeaux depuis des millénaires, signalaient autrefois leur entrée en guerre. Il existait tout un code de couleurs auquel Red Owens ne comprenait goutte, bien que sa compagne eût tenté à plusieurs reprises de lui en expliquer les subtilités.

— Toujours pas de nouvelles ? s'enquit la journaliste d'un air anxieux.

Baker la prit par la taille et la serra contre lui, mais elle se dégagea doucement, presque sans en avoir l'air. Le pacha du Maraudeur aurait donné cher pour savoir où ces deux-là en étaient de leurs relations — et, surtout, de connaître l'évolution future de celles-ci. Il n'était d'ailleurs pas le seul, puisqu'il avait surpris plusieurs hommes d'équipage en train de parier des sommes assez rondelettes au sujet du destin du couple en question.

— Le silence total, répondit Wayne en quittant son siège. M. Blade aurait pourtant dû nous envoyer son signal depuis deux bonnes heures !

— Inutile de le rappeler, grommela Will d'un air mécontent. Désolé, Wayne, poursuivit-il presque aussitôt. Je n'aurais pas dû vous parler sur ce ton. Je suis un peu sur les nerfs, vous comprenez ?

L'ingénieur des transmissions hocha la tête.

— Nous sommes tous sur les nerfs, dit-il.

Il s'apprêtait à ajouter quelque chose lorsqu'une sonnerie stridente se déclencha, vrillant douloureusement les tympans des personnes présentes. En deux enjambées, Serpico atteignit sa console. Il manipula un track-ball et le gémissement suraigu dérapa vers les médiums, avant de mourir dans un beuglement grave.

— C'est M. Blade ! s'écria Wayne. Message ultracondensé. Il va falloir une petite minute pour le décompacter.

— Vous l'avez localisé ?

— Pas encore. Jaïlana, pourriez-vous m'établir une triangulation ?

— Bien sûr. Quels sont les paramètres ? s'enquit la cosmonaute.

Il les lui fournit et elle entreprit de les entrer dans l'ordinateur en chantonnant une étrange mélodie ternaire. Le temps de lancer le programme voulu — et le résultat apparut devant elle, lui arrachant une petite exclamation de surprise.

— Sept kilomètres sous la surface ? s'écria Baker, qui avait lu par-dessus l'épaule de la Fadama. Mais c'est beaucoup trop bas ! Ou alors, Oormigshank ignorait l'emplacement exact du dispositif qui génère le labyrinthe gravifique...

— Message décompressé et décodé, annonça Wayne, avant d'appuyer sur une touche.

La voix de Ronny Blade s'éleva des haut-parleurs disposés un peu partout sur la passerelle :

« — Pardon pour ce retard, mais les dernières heures ont été si agitées que je n'ai guère trouvé le temps de vous appeler. Je profite d'un bref répit pour vous envoyer ces quelques mots. En compagnie de mon excellent ami l'ex-shangrin Oormigshank — le malheureux a été dégradé, puis chassé de l'armée à cause de nous —, je me suis évadé d'une cellule dans les sous-sols du bâtiment abritant le Haut Etat-Major. Depuis, nous ne cessons de descendre, empruntant les modes de locomotion les plus divers... On doit nous chercher à l'extérieur, et non dans les profondeurs, car nous avons à plusieurs reprises croisé des gardes en armes qui ne nous ont prêté aucune attention.

« J'ignore la taille du complexe souterrain où nous nous déplaçons, mais il me paraît immense. D'après Oormigshank, il s'étend sur des dizaines de kilomètres en direction du nord et du sud, reliant secrètement la capitale à trois des villes les plus proches. Néanmoins, je me méfie de ses estimations, qui se sont déjà révélées fausses. Lorsque nous avons fouillé dans son esprit, n'y avons-nous pas trouvé une information selon laquelle la machine générant le labyrinthe gravifique était à cinq ou six cents mètres de profondeur à peine ?

« Bon, mon cicérone me fait signe que la voie est libre. Je vous rappelle dès que nous serons à pied-d ‘œuvre. A tout à l'heure. »

Red Owens fut le premier à réagir :

— Eh bien, voilà une heureuse nouvelle. Je commençais vraiment à craindre qu'il ne soit arrivé quelque chose de fâcheux à Ronny. Mais j'aurais nettement préféré qu'il nous demande de le téléporter à bord — ou, à la rigueur, de lui envoyer des renforts.

— Tu as raison, renchérit Baker. Je ne me sens pas tranquille à l'idée de le savoir dans la gueule du loup, surtout en compagnie de ce sadique d'Oormigshank. Et comme il n'est pas question de téléporter qui que ce soit auprès de lui tant qu'il ne nous aura pas envoyé le signal-guide convenu... (Il fronça les sourcils.) Il y a quelque chose qui cloche, marmonna-t-il comme pour lui-même. Ronny a appelé Oormigshank son « cicerone », ce qui tendrait à indiquer que l'ex-shangrin lui sert de guide dans les profondeurs de Batoog, n'est-ce pas ?

— Je ne vois pas où tu veux en venir, répondit Red.

— A une simple question... Pourquoi Ronny suivrait-il Oormigshank, alors qu'il sait que celui-ci possède une fausse image mentale du plan des sous-sols ?

Crayola tressaillit.

— Vous pensez qu'il est tombé aux mains des Batoogshans et qu'il a essayé de nous le faire comprendre ? demanda-t-elle, comprenant soudain où Baker voulait en venir.

Celui-ci acquiesça.

— J'en ai bien peur, dit-il d'un ton sinistre.

 

 

13 : 31

Mabanghi contemplait d'un œil optimiste la foule réunie sur un terrain vague, au nord de Gromilak. Il y avait là deux mille cinq cents Polaires, dont la plupart ne possédaient pas même une matraque. Ce dernier détail n'avait cependant guère d'importance, puisque ces combattants n'auraient pas à se battre — du moins, si le plan des Terriens réussissait.

L'ex-dagsheen — il avait jeté son uniforme pour endosser la tenue traditionnelle de son peuple : braies de toile blanche et caftan vert d'eau au col remonté — sauta souplement sur un tas de gravats et entreprit d'attirer l'attention générale. Quand il y fut parvenu, il effectua un bref discours :

— Le moment est venu de nous débarrasser de la suprématie des Batoogshans et de la dictature du Haut Etat-Major. Comme vous le savez, une grande offensive est prévue dans quelques heures... Une immense escadre composée de milliers de navires géants doit s'attaquer à la puissante Confédération terrienne. Nous devons empêcher à tout prix que cela se produise, si nous ne voulons pas que notre peuple soit mis au ban des nations qui se partagent notre Galaxie. Nous sommes restés trop longtemps sans voir les étoiles ; ne laissons pas le Haut Etat-Major commettre l'erreur qui nous en priverait à jamais.

— Je croyais que les Rigeliens étaient hors course, lança quelqu'un.

— Qui a parlé des Rigeliens ? répliqua Mabanghi. Pas moi, en tout cas. Ce sont les Terriens que les insensés galonnés qui nous gouvernent veulent attaquer ! (Il marqua une pause, et constata avec plaisir que nul n'en profitait pour le huer ou lui prendre la parole.) Oui, je sais, vous avez entendu assurer que nos forces ne feraient qu'une bouchée d'eux — mais vous a-t-on dit une seule fois combien de planètes se sont fédérées sous leur égide ?

Il s'interrompit à nouveau.

— Une douzaine ? risqua une voix.

— Plus d'un demi-millier, rectifia Mabanghi. Oui, vous avez bien entendu : cinq cents et quelques mondes, jouissant d'une technologie pour le moins comparable à la nôtre ! Il ne fait aucun doute que les militaires s'y briseront les dents — et que Batoog se retrouvera, en fin de compte, condamnée à de nouveaux millénaires d'isolement. Et devinez sur qui les Batoogshans se passeront alors les nerfs ?

Un frisson parcourut l'assemblée. L'orateur demeura un moment silencieux, le temps que l'idée qu'il venait d'évoquer fasse son chemin dans les esprits. Maintenant, une question — n'importe laquelle — serait la bienvenue ; y répondre lui permettrait d'enchaîner, sans en avoir l'air, sur l'objectif final de son discours.

— Toi qui parles si fort, lança un dagsheen dont la petite taille contrastait avec l'organe puissant, aurais-tu donc une solution à nous proposer ?

Mabanghi n'en demandait pas tant. Saisissant la perche, il expliqua :

— J'en ai une, oui, mais elle implique la collaboration de tous les Polaires. Vous savez que les stations d'observation et les batteries thermonucléaires situées sur notre territoire sont indispensables aux Batoogshans, puisqu'elles constituent un peu moins de la moitié du potentiel de défense de Batoog... Ce que je propose, c'est de nous en emparer — ce qui ne devrait guère poser de problèmes — et de les mettre hors d'usage.

— Cela reviendrait à livrer notre monde pieds et poings liés à l'ennemi ! s'écria un macavoy d'âge moyen. Tu dois être fou pour proposer une telle trahison ! As-tu oublié le crime de nos ancêtres, que nous payons encore aujourd'hui ?

Mabanghi effectua un bond impressionnant et retomba en souplesse face au sous-officier. Le moment était venu de frapper fort. Et juste. Là où ça faisait mal.

— Justement ! Ne sommes-nous pas déjà des traîtres ? rugit-il. Cela fait des millénaires que les Batoogshans nous le répètent, alors que nos ancêtres voulaient seulement vivre en paix. Pourtant, est-ce trahison que de refuser la logique de guerre imposée par le Haut Etat-Major ? Je ne le pense pas. (Il pressa l'unique bouton du petit émetteur fixé à sa ceinture, demandant ainsi à Gédéon de venir le chercher.) Puisque nous ne sommes que de vils félons, conduisons-nous comme tels ! Livrons Batoog aux Terriens ! Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c'est notre seule chance ! Car eux, au moins, ils nous laisseront libres de faire ce que nous voudrons, du moment que

cela ne gêne personne. Ils appellent cela « le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ».

« Chaque Polaire doit participer. Réunissez vos femmes, vos enfants, vos parents, vos amis, vos relations, les personnes que vous rencontrerez dans la rue — et dirigez-vous vers la station ou la batterie la plus proche. L'investir ne constituera qu'une formalité, puisque ce sont nos semblables qui les gardent. Quant aux rares officiers batoogshans que vous rencontrerez, contentez-vous de les capturer sans brutalité inutile ; d'ailleurs, il y a de fortes chances qu'ils ne cherchent même pas à résister. A force de vivre à notre contact, beaucoup parmi eux sont devenus moins belliqueux ; ils ne tiennent plus tellement à mourir pour le Haut Etat-Major. Si nous désirons aller jusqu'au bout de la logique qui nous anime, nous devrons avant tout éviter de répondre au mal par le mal, à la violence par la violence. Ne seront abattus que les Marécageux qui tenteront de faire usage de leur arme.

Un léger zonzonnement naquit de nulle part. D'une détente de ses cuisses musclées, Mabanghi retourna sur son estrade. Gédéon avait fait vite. Il ne restait plus que quelques secondes au Polaire pour conclure.

— Mes amis, reprit-il, j'ignore si votre absence de réaction signifie que vous désapprouvez mes projets, ou que vous êtes tous trop abasourdis par leurs implications, mais je tiens à vous assurer une chose, avant de vous quitter pour retourner auprès de nos alliés terriens... (Il s'interrompit et laissa son regard errer sur les centaines de visages tournés vers lui, dans l'attente de ses paroles.) Si vous décidez de suivre mon plan, sachez que cela ne sera pas en vain. Ailleurs, sur Batoog, d'autres agissent pour mettre un terme à l'hégémonie du Haut Etat-Major et libérer le peuple polaire des chaînes de la honte qui entravent depuis si longtemps sa liberté !

Il leva les bras au ciel et, aussitôt, se sentit aspiré vers le haut. Un instant plus tard, il se retrouva dans le sas de la Maraude-4 qui survolait, invisible, la foule des Polaires. Il courut jusqu'au poste de pilotage et se laissa tomber dans un fauteuil, face au grand écran, qui montrait le terrain vague où une certaine agitation commençait à s'emparer des batraciens présents. Son discours avait-il eu l'effet escompté ? II ne tarderait pas à le savoir.

— Tu n'as trouvé personne ? demanda-t-il à Gédéon.

— Ça me paraît évident, rétorqua l'IA. Sinon, tu aurais eu le plaisir d'être accueilli par Andy Sherwood en personne ! Chou blanc sur toute la ligne.

— Ça n'a pas l'air d'arranger ton humeur.

— Quelle humeur ? Je suis d'excellente humeur ! J'ai eu le temps de trouver deux combinaisons mathématiques tout à fait intéressantes — qui, une fois modélisées, rappellent beaucoup les Veilleurs...

— Les Veilleurs ?

— Hors sujet, laisse tomber. Au fait, j'ai eu un appel du Maraudeur juste avant de partir de là-bas. Il était sur le point de survoler Goomshal. Je me demande bien pourquoi, puisque j'ai déjà inspecté les lieux !

— Peut-être qu'on ne te fait pas tout à fait confiance, risqua Mabanghi.

Il eut l'impression que la caméra au-dessus de l'écran principal lui lançait un regard noir.

 

13 : 44

Si, vingt-huit heures plus tôt, un de ses subordonnés avait dit à Oormigshank qu'il ferait un jour confiance à un ennemi étranger — pardon, à un extraplanétaire —, il aurait ricané avant de donner quelques coups de fouet négligents à celui qui se moquait ainsi de lui. Et si l'auteur de cette mauvaise plaisanterie avait été un officier, le shangrin lui aurait rappelé, poliment mais fermement, qu'il possédait les meilleurs états de services de toute la Onzième Armée et que sa fidélité au Haut Etat-Major ne pouvait être mise en doute. Il se considérait lui-même comme l'un des individus les plus dévoués à l'effort de guerre, et n'admettait pas que l'on mît cela en doute.

Mais il peut se passer beaucoup de choses en une journée — et celle qui venait tout juste de s'écouler avait vu s'effondrer l'univers d'Oormigshank. Depuis sa naissance, il n'avait vécu que pour l'armée et la grandeur de Batoog ; se retrouver dégradé et jeté dans un cul-de-basse-fosse — comme un maudit traître de Polaire ! — l'avait donc plongé dans une profonde crise existentielle. Il avait certes commis une faute en survivant à son aventure, mais n'était-il pas plus utile qu'il revienne pour raconter ce qu'il avait vu ?

Cette question torturait toujours Oormigshank lorsque celui qu'il prenait encore pour Mabanghi avait ouvert la porte de sa cellule. Il avait alors accompli un acte auquel il n'aurait jamais pensé par lui-même : il s'était évadé. Pour la première fois de sa vie, il s'était dressé contre l'autorité — et cela l'avait empli d'une excitation comme il n'en avait jamais connu auparavant. Des décennies durant, il avait obéi à ses supérieurs et châtié ses subordonnés, conformément aux règles établies bien des siècles plus tôt par le Haut Etat-Major d'alors. Mais à présent, il brûlait du désir de balayer cette autorité qui l'avait si injustement condamné sans même lui accorder de procès.

Il avait donc fui en compagnie du pseudo-dagsheen, sans grand espoir. Il avait fui, parce qu'il ne voyait de toute manière rien d'autre à faire. Et lorsque « Mabanghi » lui avait proposé de descendre dans les entrailles de la planète pour tenter de porter un coup fatal à la puissance de l'oligarchie au pouvoir, il avait accepté presque sans hésitation. Un système qui broyait ses éléments les plus fidèles — comme lui-même, Oormigshank — ne pouvait que finir par s'auto-détruire, et l'ex-shangrin avait la ferme intention de l'y aider du mieux qu'il pourrait.

Durant de longues heures, les deux fugitifs s'étaient enfoncés dans les profondeurs de la véritable ville souterraine qui s'étendait sous la capitale et ses environs. Ils avaient traversé des centaines de niveaux avec une aisance incroyable, à tel point qu'au bout d'un moment, ils n'avaient même plus songé à se dissimuler.

C'était lors d'une pause, quelque part entre quatre et cinq kilomètres sous la surface, que le faux Mabanghi avait révélé sa véritable nature à l'ex-shangrin. Et si celui-ci avait éprouvé une grande surprise en découvrant la véritable apparence du pseudo-Polaire, il ne s'en était pas formalisé outre mesure pour autant. L'erreur criminelle commise à son égard par le Haut Etat-Major lui avait ouvert les yeux sur la sincérité — ou, plutôt, l'absence de sincérité — de l'autorité suprême de Batoog ; il était donc prêt à accepter l'idée que toutes les créatures qui vivaient au-delà du ciel n'étaient pas forcément aussi mauvaises que les Rigeliens.

— D'accord, avait-il alors dit. Je marche toujours avec vous. Mais malheur à vous si vous me trahissez !

Blade avait souri et ils étaient repartis. Un peu plus tard, lors d'une nouvelle pause, le Terrien avait appelé son vaisseau. Curieusement, il n'avait pas attendu de recevoir une réponse. Sans doute craignait-il que le champ généré par son émetteur, lorsque celui-ci se trouvait sous tension, ne soit détecté par un quelconque central de surveillance.

L'ascenseur s'arrêta au niveau — 387 et les portes métalliques coulissèrent avec un grincement. Les lieux n'avaient visiblement fait l'objet d'aucun entretien depuis bien longtemps ; ils se trouvaient donc dans l'un des fameux étages abandonnés qui séparaient la ville souterraine proprement dite du réseau de grottes et de galeries où résidait le cœur même de la puissance de Batoog.

— Onze kilomètres de profondeur, dit Blade après avoir consulté un appareil circulaire fixé à son poignet. Soient environ seize de vos shlenz.

Oormigshank émit un caquètement strident.

— Incroyable, commenta-t-il. Je n'aurais jamais pensé que les installations descendaient si bas. On m'a toujours parlé d'un shlen ou deux, pas plus...

Il s'interrompit, certain de tenir une nouvelle preuve des mensonges que le Haut Etat-Major déversait sur les Batoogshans. Des mots lui venaient à l'esprit, dont il commençait à saisir comprendre le sens : intoxication, propagande, révisionnisme historique... Les paroles de Blade faisaient peu à peu leur chemin dans son intellect, lui ouvrant des perspectives qui lui donnaient le vertige. Le mot « démocratie », par exemple, le plongeait dans des abîmes de perplexité. Il existait donc des sociétés où les chefs n'étaient ni autoproclamés, ni cooptés, ni nommés à l'ancienneté ? Il avait du mal à imaginer comment un tel système pouvait bien fonctionner.

— Il reste à espérer que le générateur du labyrinthe est bien là-dessous, fit le Terrien. Dans le cas contraire, je ne donne pas cher de l'avenir de votre peuple. Vous aurez contre vous non seulement les flottes de la Terre, mais aussi celles de la Confédération des Quatorze Races !

Oormigshank le considéra avec perplexité.

— De quoi s'agit-il ? demanda-t-il. Je n'ai jamais entendu parler d'un État portant ce nom.

— Ce vaste ensemble de planètes librement associées se trouve à l'autre bout de la Galaxie, expliqua Blade. Je faisais partie de ceux qui l'ont découvert l'année dernière, et nous avons noué d'excellentes relations avec ses habitants aux morphologies si diverses. Sur le plan militaire —, et ce, bien que ses habitants soient dans l'ensemble tout aussi pacifistes que mes associés et moi —, les Quatorze Races sont approximativement de la même force que la Confédération terrienne. Et comme elles ont un compte à régler avec les Batoogshans...

Oormigshank se raidit, soudain sur la défensive.

— Vous mentez, aboya-t-il. Aucun vaisseau de mon peuple n'est jamais allé si loin de Batoog...

— On vous l'a caché, c'est tout. Le Haut Etat-Major s'était acoquiné avec la Main Rouge, une mafia interstellaire qui gangrenait la Confédération des Quatorze Races avant son démantèlement, vieux d'à peine quelques mois... A votre avis, d'où proviennent les croiseurs gigantesques dont dispose désormais votre astromarine ?

— De nos usines, bien entendu ! s'indigna l'ex-shangrin, dont les doutes n'avaient malgré tout pas complètement éteint le patriotisme.

— Pas du tout. Certains d'entre eux ont été échangés contre le secret de fabrication de la drogue nommée shtaïlung, et le reste sans doute récupéré par vos semblables lors de la débâcle qui a suivi l'anéantissement de la Main Rouge.

Ils atteignirent l'extrémité du large couloir sur lequel donnait l'ascenseur et se retrouvèrent face à deux galeries que rien ne distinguait l'une de l'autre. Sans hésiter, Oormigshank enfila celle de droite, qui descendait en pente douce. Il y avait déjà parcouru une dizaine de mètres lorsqu'il se demanda pourquoi il avait choisi cet embranchement-ci, et non l'autre.

— Vous savez, j'ai l'impression que mes yeux se sont subitement ouverts, avoua-t-il. Je comprends désormais pourquoi nous avons dû subir plus de deux millénaires d'isolement. (Il jeta un coup d'œil coupable au Terrien.) C'est nous qui avons déclaré la guerre aux Rigeliens, n'est-ce pas ?

Blade acquiesça sans un mot.

La galerie ne tarda pas à déboucher sur une salle immense, dont le plafond était littéralement tapissé de lichens phosphorescents. Oormigshank, qui n'avait jamais entendu parler de cet endroit, se demanda s'ils n'avaient pas fait fausse route. Il s'apprêtait à faire part de ses doutes à son compagnon, lorsque l'un des lichens se détacha de la voûte rocheuse pour tomber à leurs pieds. Alors seulement, le Batoogshan distingua la vibration légère qui agitait le sol.

Quelque chose approchait. Quelque chose qui devait être immense.

Soudain, Oormigshank vit ce qui sinuait entre les monceaux de cailloux jonchant la grotte, et la terreur lui noua la gorge et les entrailles. Par Korganshik ! Aucune créature vivante ne pouvait atteindre une telle taille!...

— Il était donc ici ? fit Ronny Blade, dont les nerfs paraissaient décidément faits d'acier.

L'ex-shangrin dut accomplir un effort fabuleux pour détacher le regard du monstrueux serpent qui venait de s'immobiliser à quelques pas de lui et le contemplait — avec avidité, lui sembla-t-il — de son œil immense.

— Vous connaissez cette... chose ? articula-t-il avec une peine infinie, luttant pour ne pas s'enfuir à toutes jambes.

Le Terrien lui tapota amicalement l'épaule.

— C'est en partie à cause de lui que je me trouve ici en votre compagnie, révéla-t-il. Mon cher Oormigshank, permettez-moi de vous présenter Buundloha, dieu vivant d'un monde nommé Joklun-N'Ghar, enlevé à l'affection et l'adoration de tout un peuple par les troupes de Batoog.

— Dieu... vivant ? Vous voulez dire que nous n'avons rien à craindre de lui ?

— Il s'agit d'un être totalement inoffensif, confirma Blade en tâtonnant à la recherche de son émetteur. Inoffensif, mais puissant.

— Il est des créatures bien plus puissantes que ce misérable Veilleur, formula à cet instant une voix mentale dans le cerveau d'Oormigshank. Fous que vous êtes ! Croyez-vous que le Haut Etat-Major laisse sans surveillance son atout le plus précieux ? Fuyez, si vous ne voulez pas faire les frais de mon courroux !

— Vous avez « entendu » ? demanda Blade.

— La même chose que vous, je pense. Qu'est-ce que c'était, à votre avis ?

— Je crains qu'il ne s'agisse d'un autre Veilleur, répondit le Terrien, l'air soucieux.

— Un Veilleur... La voix a employé ce mot. Que désigne-t-il exactement ? — Désolé, mais ça serait décidément trop long à vous expliquer.

Blade portait son communicateur à ses lèvres lorsque le premier lichen s'écrasa sur son crâne avec un bruit humide. Interrompant son geste, il tenta de se débarrasser de la masse végétale, mais celle-ci semblait douée d'une volonté propre et il ne parvint à en arracher qu'une petite partie avant de soudain s'interrompre, le visage déformé par la douleur. Ses doigts laissèrent échapper le boîtier de l'émetteur, qui rebondit sur le sol avec un bruit sec.

— Que vous arrive-t-il ? interrogea Oormigshank.

En guise de réponse, le Terrien poussa un hurlement qui fit naître une étrange lueur dans l'œil géant de Buundloha.